vendredi 23 août 2019

Monsieur Nul





Monsieur Nul n'était pas heureux. Personne ne s'intéressait à lui. Cela avait commencé à sa petite enfance. Dans ses recherches pour agrandir le champ de ses connaissances, il avait découvert un grand trou dans la clôture de bois qui séparait la propriété de ses parents de celle de ses voisins. Passant par l'ouverture, il trouva sous les frondaisons du parc un petit garçon de son âge, occupé avec ses jouets de bois. Le bambin était entouré de ses parents: le père assis sur une chaise lisait son journal. la mère à demi allongée sur un fauteuil à bascule faisait du tricot.

Les deux enfants jouaient et de temps en temps une injonction tombait qui ne s'adressait pas au petit Nul:
_Évite de te salir Frédéric
_Ne t'assois pas par terre je t'en prie!
_N'envoie pas la terre partout autour de toi!

Au moment du goûter Frédéric reçut pour tromper sa faim un pâté à la confiture d'abricot. Le petit Nul se contenta, lui, de sucer son pouce et ne fut gratifié d'aucune parole d'observation ou d'interdiction. C'était comme s'il n'existait pas. Finalement, gêné il se retira et franchit la clôture de bois, sans que le papa et la maman de Frédéric s’aperçussent de son départ. 

À l'école, ce fut le même scénario: le petit Nul, classé dans les moyens, ne se faisait remarquer ni en tête ni en queue de sa classe. Ses devoirs étaient toujours taxés de la note "passable", sans aucun autre commentaire. On ne l'interrogeait jamais. Pas de compliments ni de punitions...Ah! si...Une fois, pour une faute qu'il n'avait pas commise. Cela arrive, hélas! quelquefois et les enfants en sont gravement touchés. Le petit Nul fut presque heureux d'avoir été
enfin remarqué. Il fut relégué au fond d'une classe poussiéreuse à faire des exercices de français, pendant que ses camarades, tous coiffés de leur béret et revêtus de leur pèlerine s'égayaient sur la colline où un replat leur offrait la possibilité de jouer au foot-ball.

Il ne fut pas repris le soir, après la promenade, comme promis, car on l'avait une fois de plus oublié, et il fut contraint, à la nuit tomber, de revenir seul à la pension. Le passage de l'enfance à l'age adulte ne vit aucun changement dans l'isolement de monsieur Nul. lors des réunions et des fêtes, c'était comme s'il n'existait pas et si, par hasard la réplique lui était donnée, c'était en regardant quelqu'un d'autre, comme si la phrase ne venait pas de lui, on ne lui servait pas le fromage ou le dessert. Il fallait réclamer à plusieurs reprise. Une fois, il demeura trois quart d'heure à sa table sans être servi. Quand enfin il osa réclamer, on lui répondit: "Oh! excusez-moi! je vous avis complètement oublié".

Lors d'un voyage organisé, il dut, un matin demander trois fois son petit déjeuner, alors que tous les gens de son groupe s'étaient envolés pour rejoindre leur véhicule. Monsieur Nul essaya enfin de retrouver son groupe mais trop tard. L'engin s'éloignait déjà. Personne à bord ne s'était aperçu de l'absence du retardataire. A son travail, Monsieur Nul dut subir la même indifférence et de ses collègues et de ses supérieurs. Une fois par an, suivant la tradition, il écrivait à "Monsieur le directeur" pour solliciter une promotion, sa lettre allait directement aux oubliettes et la seule réponse à sa demande se trouvait dans la prochaine fiche de paie totalement égale à la précédente.


Monsieur Nul en vint à douter de sa propre existence et se demenda si le "je" qu'il s'attribuait n'était pas une pure fiction grammaticale





Un soir qu'il cogitait ainsi à la nuit tombée, il ne vit pas en marchant sous le lampadaire son ombre passer entre ses jambes et s'allonger devant lui. Très inquiet il rentra précipitamment chez lui et alluma toutes les lampes. Campé devant la grande glace de son armoire il voulut voir son reflet , mais le miroir ne lui renvoya aucune image. Monsieur Nul était tellement nul qu'il lui arrivait d'atteindre la transparence. Il se coucha et s'endormit; en rêve il se revit tout bébé dans son berceau. A ses côtés une femme d'une grande beauté et dotée de deux ailes déposait près de lui un précieux cadeau dans une boite richement enrubannée.

Le jour venu il se demanda pourquoi il avait fait un rêve aussi cocasse, mais une petite voix, en lui, disait: Non pas cocasse; tu as vraiment reçu à ta naissance un don précieux de la part d'une gentille fée, mais tu ne le sais pas encore!

Il allait le savoir bientôt en donnant des soins à la seule plante qu'il possédait. Au début celle-ci, taillée en parasol, riche en feuilles vernissées, donnait de belles fleurs rouges pendues au bout de leurs minces tiges comme les pendeloques d'un lustre. Puis les felurs avaient peu à peu disparues et les feuilles même se mirent à tomber, comme ça en pleine verdeur.

Tu es devenu comme moi, lui dit monsieur nul, parfaitement inutile, mais je ne veux pas te laisser mourir. Pris d'une subite inspiration, il souffla longuement par trois fois sur la plante. Le lendemain
Ô bonheur! celle-ci était toute couverte de bourgeons, de feuilles bien vertes et bien drus. C'est ainsi que la plante retrouva des forces et refit une santé. Monsieur Nul eut une autre occasion de vérifier le don de la bonne fée. Alors que, de sa fenêtre, il regardait en bas une petite fille sauter à la corde, celle-ci glissa au bord du trottoir et se tordit la cheville. La malheureuse enfant criait de douleur. Monsieur Nul accourut et constata que la fillette avait bien une foulure. sa cheville enflait à vue d'oeil. Il la fit assoir et souffla longuement sur la cheville. Douleur et enflure disparurent aussitôt. La petite sauta sur ses pieds et dansa de joie. 






-"Maman viens voir le monsieur m'a guérie!"
-"Je vous remercie beaucoup monsieur" dit sa mère
-"et puique vous êtes guérisseur, pourriez vous rendre visite à ma vieille mère qui souffre cruellement d'une arthrite à l'épaule?"

C'est ainsi que commença la carrière médicale de monsieur Nul. La vieille dame guérie, il reçut une large rétribution qu'il ne put refuser sans gêner sa patiente. Le téléphone arabe fonctionna à merveille. De bouche à oreille, on répétait partout les prodiges accomplis par monsieur Nul. On ne tarda guère à frapper à sa porte, qui pour un genou, qui pour un pied, qui pour l'estomac. Bientôt Monsieur Nul n'eut plus une minute à lui. Les patients se tenaient en file sur vingt mètres près de sa porte. Il était devenu un grand médecin, courtisé, écouté, le moindre de ses propos était retenu comme un oracle.

La médecine légale prit vite ombrage de la renomée de ce prétendu guérisseur et finalement, on intenta un procès contre lui. Le pauvre diable fut traîné en justice mais avec une salle pleine de ses admirateurs. Quand ces messieurs de la cour apparurent, avec robes et fourrures, monsieur Nul comprit à la vue de leurs visages hargneux que l'on voulait sa peau.

Ce ne fut que vocifération: monsieurNul était un escroc, un simulateur; on lui découvrit tous les vices et toutes les tares. Cette meute laissait si peu de place à l'avocat de la défense qu'on ne l'entendait même pas. Quand l'accusateur public entonna son réquisitoire en fustigeant l'usurpateur d'une voix tonitruante, monsieur Nul, souffla sur cette horde. Instantanément elle fut guérie du tout au tout. Monsieur Nul fut couvert de louanges; c'était un honorable praticien, un grand bienfaiteur de l'humanité; il fallait le proposer tout de suite pour le nobel de la santé. Le non lieu fut prononcé sous les salves d'applaudissements de l'assistance et le bienfaiteur de l'humanité fut porté en triomphe à son domicile. Il reprit ses consultations, à longueur de journée, de plus en plus gêné de cette notoriété qui ne laissait aucune place à sa vie privée.

Un jour franchement écoeuré,il mit sur sa porte un panneau d'absence de longue durée, en emportant tout l'argent qu'il avait obtenu pour ses guérisons. Il gagna un lointain désert pour une année sabbatique. 


                                     


Nous le retrouvons sur un sol inégal et caillouteux, à l'heure où le soleil implacable commence à décliner. Il est occupé à attraper des sauterelles et à cueillir des figues de barbarie pour sa nourriture. À quelques pas, une grotte constitue son abri pour les heures chaudes et pour la nuit. Il partage cette "résidence" avec une pauvresse en haillons qu'il a guérie de la lèpre. Tout s'est passé il y a quelques jours; en pénétrant dans l'abri il a remarqué dans un coin un grabas portant une forme remuante: une femme d'une cinquantaine d'années, visiblement lépreuse.

-"Femme!", lui a t-il dit " Je peux te guérir, mais tu ne rajeuniras pas et tes doigts resteront mutilés! déshabilles-toi!

Malgré la terreur que lui inspirait cet inconnu, elle s'est dévêtue. Alors il a soufflé longuement sur son corps malade et instantanément elle a été purifié. Depuis ce jour, le couple insolite vit dans la grotte, chacun se nourrissant de ses cueillettes dans le sable et buvant l'eau pure qui tombe des hauteurs de la caverne dans une vasque.




La femme n'a pas remercié pour sa guérison. D'ailleurs elle ne parle jamais. À la nuit tombée, chacun se couche dans un coin de la grotte sans même se dire , bonne nuit Combien de temps dura cette vie au désert? Difficile à dire, car au désert, on ne sait plus compter. Le temps s'étire et se dilate.

Un jour banal comme les autres, Monsieur Nul découvrit en se déshabillant des tâches brunâtres sur sa peau, qui était pourtant propre! Intrigué, il surveilla ces tâches qui au fil du temps s'étendaient et se multipliaient. Monsieur Nul pouvait bien redonner la santé à l'humanité entière, mais il ne pouvait pas se guérir lui-même!


Il faut pensa-til que je vois un médecin. Gagner la ville la plus proche lui prit plusieurs jours. Arrivé dans cette cité toute blanche, il sonna à la porte du médecin. Celui-ci examina les tâches, le palpa, puis il banda les yeux du malade lui piqua les pieds avec une longue aiguille fine en disant: "Sentez vous quelque chose?" "Non" répondit monsieur Nul dont les extrémités postérieures étaient devenues insensibles. Lors le docteur déclara: 


-"Mon ami vous êtes atteint de la lèpre." 
-"Quelle horreur! me voilà rayé des vivants et condamné à une mort dans la décrépitude!" 
-"Ne vous alarmez-pas ainsi la lèpre se traite aujourd'hui, j'ai vu des guérisons spectaculaires! Nous allons vous soigner énergiquement! Tout d'abord je prescris un régime alimentaire qui exclut les excitants: pas d'épices, d'alcool, de café ou de thé. Ensuite il vous faudra veiller à la propreté corporelle en prenant des bains fréquents."

Un sourire fleurit sur le visage du patient. Le régime ne poserait aucun problème dans le désert, quand au bains fréquents, ce serait plus difficile! Enfin on verra bien se dit-il mentalement! le docteur prescrit enfin des médicaments. De la pommade à étendre sur les partis malades et de l'huile de chaulmoogra à absorber en capsules.


-"Voilà"! décréta le spécialiste comme point final. À son retour à la grotte, monsieur Nul vit que la femme par lui guérie était partie en emportant toutes ses hardes, et sans un mot d'adieu. Grande fut la tristesse du guérisseur, car malgré son mutisme, cette femme lui tenait compagnie.

À cela s'ajoute un autre ennui. Non seulement les remèdes ne faisaient pas d'effet mais le mal empirait. Certes les tâches brunes disparaissaient peu à peu, mais maintenant , le visage de monsieur Nul était couvert de petites tumeurs et son teint devenait terreux. Le pauvre homme pouvait maintenant se faire remarquer, au moins par sa laideur, mais cela ne lui plaisait pas. En outre , il sentait ses forces diminuer progressivement. L'angoisse le prit et, la nuit, il fut très long à s'endormir. Mais sa bonne fée protecrice lui rendit visite au milieu de la nuit dans un rêve. 

-"Tu peux guérir de la lèpre, mais il te faut choisir; si tu retrouves la santé, tu perdras pour toujours ton don et tu ne pourras plus pratiquer aucune intervention médicale.

-"Je veux guérir!" dit-il en tapant du poing! 

-"Alors demain matin, en sortant de la grotte, marche droit devant toi! Tu trouveras une mare d'eau
croupie et puante. Tu t'y plongeras tout habillé! Oui j'insiste! Avec tes chaussures, ton chapeau aussi! 

Et elle disparut.

Au petit jour, la mare fut facilement découverte et, bien que ce marigot infect lui donnât la nausée, il s'y plongea, des pieds à la tête et des chaussures jusqu'au chapeau vissé sur les oreilles! Et bien! Le croiriez-vous! Monsieu Nul ressorti complètement guéri de cette eau malade!

Le miraculé quitta sa grotte et après avoir longtemps marché, une ville bruyante lui ouvrit ses portes. Une foule multicolore se pressait dans des rues étroites. Monsieur Nul essayait de se frayer un passage dans cette cohue. Mais les passants semblaient ne pas le voir et le heurtaient sans un mot d'excuse.

Voilà! ça recommence soupira-t-il. Je suis revenu à mon point de départ! Mais je sais ce que je vais faire. Avec tout l'argent que j'ai gagné et que je n'ai pas dépensé dans le désert, j'entrerai à la faculté de médecine. Quand j'aurai obtenu mon diplôme et prêté le serment d'hippocrate, j'ouvrirai un cabinet de consultations. Ce sera bien le diable si je n'obtiens pas quelques guérisons et la fidélité de quelques patients. Alors malgré l'enfer et toute sa clique! on se souviendra de moi!  

Et c'est ce qu'il fit!  






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Fin de la nouvelle de André  E.  :  Monsieur Nul





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